Iki : une année de bonheur à Edo

Vous arpentez Nihonbashi, le quartier commerçant d’Edo. L’odeur des raviolis, des tempuras et de la blanchaille vous chatouille les narines alors qu’un acteur kabuki vous interpelle pour vous inviter à vous rendre au théâtre. Une autre fois peut-être ! Vous continuez votre chemin, admirant la minutie des réalisations d’un souffleur de verre avant de vous arrêter car vous avez atteint votre destination : l’échoppe de la fabricante de dés. Il est temps de jouer pour vivre pleinement l’expérience de la vie à Edo !

Enfants d’Edo, si vous avez raté la première édition d’Iki, sortie en 2015 par Kickstarter uniquement, il a fait son retour cet automne sur les meilleurs étals ludiques. Dans ce jeu de placement d’ouvriers, l’auteur Koota Yamada vous propose d’incarner un marchand vivant au Japon à l’époque Edo, entre 1603 et 1868, faisant ses emplettes et recrutant des artistes, artisans ou vendeurs pour faire prospérer la ville et ses habitants. A l’issue d’une année et de la fête du Nouvel An, celui qui aura accumulé le plus d’Iki, représentant l’idéal philosophique de cette époque, remportera la victoire avec la satisfaction du devoir accompli. La première version d’Iki avait connu un petit succès, se taillant une solide réputation auprès des amateurs du genre, mais était restée très confidentielle sur notre territoire à cause de l’absence de version française et de distributions dans les boutiques. Le studio Sorry We Are French a décidé de pallier ce manque en rééditant Iki tout en le dotant d’un tout nouveau kimono. Les estampes japonaises de Dommiy se sont estompées au profit des aquarelles de David Sitbon mais l’éditeur ne s’est pas contenté d’une refonte visuelle et d’une traduction car il s’est aussi associé à l’auteur pour des ajustements de règles afin de proposer une mouture encore plus complète. Je n’ai jamais eu l’occasion de jouer au premier Iki, et c’est donc sans attente particulière que j’ai fait mes premiers pas dans Edo, curieuse malgré tout de voir le mariage entre la mécanique très européenne du placement d’ouvriers et la thématique japonaise.

2 à 4 joueurs – 60 à 90 minutes – A partir de 14 ans – Prix de vente conseillé 50 euros

Le jeu m’a été envoyé par Sorry We Are French. Merci à eux pour leur confiance.

Promenade dans la grande rue de Nihonbashi

Dans la boutique du peintre

Le titre d’Iki s’affiche sur sa boîte en lettres tracées au pinceau, évoquant la calligraphie et relayant les idéogrammes peints sur les devantures des boutiques. La couverture réalisée par David Sitbon affiche le parti-pris visuel du jeu, alliant sobriété – avec une partie blanche ornée du motif japonais en vague, le Seigaiha – et sophistication. Le reste de l’image est en effet occupée par une vue d’Edo, l’ancienne Tokyo, baignée de la lumière du Soleil (Levant ?). Les couleurs sont chatoyantes mais donnent à l’ensemble une belle unité avec une dominance de marron, de bleu et de jaune pâle. L’aquarelle apporte de la douceur à la scène dans laquelle se cache de nombreux détails puisqu’elle nous plonge déjà dans l’histoire racontée par Iki : vous rencontrerez au fil de votre balade à Nihonbashi de nombreux travailleurs issus de corps de métiers très diversifiés. Or, si l’on se met volontiers dans la peau du personnage central, dessiné dos à nous pour avancer dans la rue, on peut aussi reconnaître plusieurs des colporteurs du jeu : le vendeur de sel semble vous saluer à gauche et on identifiera également le prêteur de livres, le vendeur de saké et l’Homme aux bulles de savon, tout en repérant les cerfs-volants qui témoignent de l’activité de son fabricant. Après avoir découvert les différentes cartes, on s’amuse donc à rechercher les personnages sur la boîte et on apprécie la cohérence déjà apportée puisque l’illustrateur a alors simplement représenté ceux qui sont à l’œuvre au début de l’année.

La première chose qui frappe le joueur dans Iki est donc son esthétique, résolument moderne. Des voix s’élèveront sans doute contre ce style, lui reprochant son caractère conventionnel : il faut avouer que la précédente édition d’Iki avait opté pour un choix plus clivant mais aussi plus thématique encore en proposant des estampes inspirées du mouvement de l’ukiyo-e qui s’est développé à l’époque Edo. Néanmoins, je trouve les illustrations de David Sitbon très réussies et on peut d’ailleurs noter un clin d’œil à l’ancienne édition et à l’histoire artistique japonaise puisqu’une carte représente justement un artiste ukiyo-e dans une jolie mise en abîme puisqu’il est en train de peindre l’ancienne carte le représentant ! D’autre part, le mont Fuji qui apparaissait sur l’illustration du premier Iki est maintenant dessiné à l’intérieur du couvercle. Il s’agit pour moi d’une belle façon de rendre subtilement hommage aux débuts du jeu, et de montrer qu’on peut tout à fait vouloir rénover sans s’opposer drastiquement au passé.

Notons que le reste de la boîte fait l’objet d’une illustration tout aussi plaisante. Les tranches sont historiées avec des vues d’Edo au fil des saisons : en tournant la boîte, vous verrez la ville se transformer et dévoiler différents espaces. Le fond, lui, s’orne d’une reprise de l’illustration du plateau qui consiste en une vue de la grande rue du dessus. Cette dernière est discrète de manière à ne pas prendre le pas sur les informations importantes du jeu : les Nagayas, ces ensembles d’échoppes, sont matérialisés par les toits bleus ou des lattes de bois. La rue est pourtant animée grâce aux petites silhouettes et qui figurent bien les marchands que l’on recrutera par le biais des cartes. Celles-ci ravissent l’œil en nous montrant les travailleurs affairés à leur activité, sur un fond sobre (toujours le même pour un type de personnages) et en mettant en valeur leur accessoire emblématique. Enfin, le style graphique se déploie également sur les cartes bâtiments, assez simples là encore mais élégantes.

Des échoppes alléchantes

Qu’on se le dise, la magasin Sorry We Are French est généreux avec ses clients ! La boîte d’Iki est bien pleine et le matériel est de qualité. On regrettera seulement le manque d’organisation puisqu’aucun rangement en dehors des sachets zips n’est prévu. Sans aller jusqu’à demander un thermoformage, quelques séparateurs en carton auraient été bienvenus, ne serait-ce que pour caler les cartes et éviter de les mettre en sachet. Heureusement, l’équipe sait nous faire oublier ce détail pratique en nous séduisant par des pions en bois imprimés tout à fait charmants.  De nombreux jetons en cartons viennent représenter les ressources du jeu, les tuiles de déclenchement des incendies et les tuiles de blocage de la version deux joueurs. Les jetons ont différents formats en fonction de leur type, ce qui accélère la mise en place. Le bois et le riz sont, eux, en bois (on adore notamment les petits rondins !) tout comme le ravissant marqueur calendrier en forme de grue japonaise. Vous trouverez également un bloc de feuilles de scores ainsi que des plateaux joueurs et un plateau principal. Les premiers pourront paraître un peu fragiles puisqu’ils sont assez fins et tout en longueur mais si on ne les brutalise pas, ils vivent plutôt bien la manipulation et j’aime l’effort fourni pour raconter quelque chose sur ce bout de carton qui ne comporte que de l’iconographie, avec le détail sur les bords qui le présentent comme un rouleau que l’on déroule au fur et à mesure de ses emplettes. Le plateau central est solide et présente deux faces pour varier la configuration en fonction du nombre de joueurs.

Venons-en maintenant aux cartes, dont j’ai dit grand-bien concernant les illustrations. Si la qualité est au rendez-vous, c’est toutefois sur elles que portera mon principal reproche fait à l’édition. Effectivement, la boîte d’Iki est multilingue mais le métier des personnages est inscrit en anglais sur les cartes.A la fin de la règle, la liste de l’ensemble des cartes propose aussi une traduction, mais je dois avouer que ce choix, fait à la base pour renforcer l’immersion, la casse complètement pour moi. J’apprécie le fait de connaître les différents métiers – et j’aurais même regretté que ce ne soit pas le cas –, je comprends également le coût additionnel qu’aurait engendré un set de cartes en français, mais je suis gênée d’avoir du texte en anglais dans un jeu à la thématique japonaise. J’aurais vraiment préféré avoir le nom du métier en japonais et que chaque carte porte un numéro pour m’y reporter dans le glossaire afin d’avoir la traduction.

Le début des affaires !

Les articles sont exposés, il est maintenant tant de nous atteler au travail et de vivre la vie d’un commerçant à Edo. Le livret de règles est bien écrit et nous permet d’appréhender rapidement la mécanique. La mise en page est efficacement présentée avec une illustration légendée prenant toute une page. Une double page explique les différents concepts du jeu afin de mettre au clair la terminologie ce qui évite des lourdeurs dans le déroulé des tours de jeu. Des encarts de couleur regroupent les éléments qui fonctionnent ensemble pour nous aider à nous repérer dans le texte. Plusieurs exemples illustrés sont donnés et développés pour accompagner le joueur dans sa découverte et c’est assez clair dès le départ pour que nous n’ayons presque pas besoin de re-consulter le livret pendant la première partie. Les règles pour deux joueurs figurent à la fin car elles viennent apporter quelques subtilités additionnelles. Enfin, SWAF a consacré les dernières pages du livret à un descriptif de chaque carte et jeton. Cela pourrait effrayer de prime abord car on pense qu’il va falloir garder le nez dans la règle, mais c’est vraiment un support complémentaire pour les joueurs en attendant qu’ils se familiarisent avec l’iconographie qui suffira très vite entièrement à la compréhension de chaque élément d’Iki.

L’iconographie est effectivement un des gros points forts d’Iki. Sorry We Are French a visiblement porté une attention particulière à ce point dans sa réédition et c’est une franche réussite. J’ai rarement pu expliquer un jeu de la complexité d’Iki avec une telle aisance car montrer le matériel permet de dérouler toute la règle aux joueurs assemblés. Les différentes étapes d’un tour sont en effet résumées par l’iconographie sur le plateau individuel et la piste des manches en haut du plateau principal comprend également la synthèse de tout ce qu’il faut faire à la fin de chaque mois et de chaque saison. Au déballage, je me suis un peu inquiétée de l’absence d’aide de jeu mais force est de constater qu’il n’y en a pas besoin car les pictogrammes sont accessibles et se suffisent à eux-mêmes.  Tout est très lisible grâce à la séparation entre l’illustration et l’iconographie et cela contribue grandement à l’accessibilité d’Iki.

Une année au Japon

Découverte du mode de vie à Edo

C’est dans le Japon de l’ère Edo que Koota Yamada a placé son jeu à la mécanique commerciale. Il faut dire que l’essor de la ville, entre le shogunat du début du XVIIème et la restauration Meiji qui mit fin à cette époque en 1868, fut exceptionnel et se prête particulièrement à Iki. Le développement d’Edo s’est en effet pour beaucoup appuyé sur l’installation des marchands et des artisans et Iki nous propose justement de recruter petit à petit certains d’entre eux pour les installer dans les échoppes. On estime qu’il a existé entre 700 et 800 métiers différents à Edo et le jeu rend parfaitement compte de cette diversité. Il contient notamment 60 cartes personnages, toutes uniques, ce qui permet de donner un bel aperçu de l’activité foisonnante à cette époque. Il met en scène des personnages pittoresques comme le vendeur de saké, le samurai, le sculpteur bouddhiste ou l’acteur kabuki : ceux-là parleront à tous tant ils sont ancrés dans l’imaginaire collectif sur le Japon. Mais le jeu rappelle aussi la vie quotidienne avec des métiers moins iconiques mais tout aussi importants comme la vendeuse de vêtements d’occasion, le pompier, le plâtrier ou l’horloger. Les cartes regroupent les individus par catégorie, ce qui est le prétexte à une mécanique de collection, mais permet également de témoigner de l’éclectisme des professions : j’ai aimé voir des artistes comme le peintre d’estampes côtoyer les religieux avec la Vierge du sanctuaire ; j’ai aussi pu apprendre parfois au passage le nom d’un jeu japonais (karuta) ou d’un instrument de musique (shamisen).  

Cette diversité de la vie se retrouve aussi dans les bâtiments, au nombre de dix seulement, mais qui renvoient à des domaines variés puisque certains sont sécuritaires, d’autres sont agricoles, d’autres enfin peuvent avoir une fonction d’apparat. En outre, le concepteur d’Iki a poussé le détail jusque dans les poissons disponibles à l’achat dans le jeu car ce ne sont pas les mêmes à chaque saison : il vous faudra patienter jusqu’à l’hiver pour mettre une belle daurade dans votre assiette.

D’autre part, la saisonnalité est justement l’un des ingrédients de la réussite thématique d’Iki. Ce n’est pas un tableau figé d’Edo que vous observerez mais un monde en mouvement et on se laisse d’autant plus convaincre par l’histoire du jeu que la partie s’appuie sur le temps qui passe et les événements qui peuvent venir contrarier le cours tranquille de l’année. Ainsi, les différentes manches représentent les douze mois ; une treizième est prévue, avec des règles spéciales, pour fêter le Nouvel An qui a une importance particulière au Japon. Or, tout évolue à la fin des saisons : les personnages disponibles non recrutés s’en vont, les produits de l’échoppe de tabac se renouvellent, les poissons sont remplacés. L’année qui s’écoule devient d’ailleurs dans le jeu la métaphore de la vie puisque vos artisans et commerçants gagneront en expérience avant de partir à la retraite après avoir assez travaillé. Le propos du jeu relaie efficacement la mécanique. Enfin, ajoutons qu’Iki fait aussi preuve de réalisme historique avec le déclenchement d’incendies, trois fois dans la partie, de manière aléatoire sur le plateau, puisque l’ancienne Tokyo a été ravagée par les incendies pas moins de 49 fois pendant l’ère Edo !

Recevez les enseignements des maîtres

Le thème est donc bien présent dans la conception du jeu et de son matériel mais l’éditeur Sorry We Are French a choisi d’accompagner le joueur dans sa découverte. Le livret de règles, qui pourrait être simplement pratique et utilisé pour vous apprendre à jouer, est agrémenté de précisions historiques ou linguistiques que j’ai fortement appréciées. Un encart de la première page justifie par exemple la terminologie employée pour le « riz ». Les termes japonais sont traduits mais restent souvent ceux qui sont utilisés dans la suite du jeu : les pions sont ainsi nommés Ikizima, Oyakata ou Kobun et ces derniers vont s’installer dans des Nagayas. La double page consacrée aux principaux concepts d’Iki mélange des remarques mécaniques et thématiques, sur la monnaie de l’époque Edo notamment.

On se sent guidé dans la découverte de l’univers et Sorry We Are French a décidé d’aller plus loin en écrivant une série d’articles sur leur site pour justifier les changements apportés dans cette seconde édition, mais aussi pour approfondir leurs explications thématiques tout en ouvrant sur le Tokyo d’aujourd’hui. SWAF utilise son site comme un vrai prolongement de ses jeux et j’aime beaucoup ce travail complémentaire, même si je m’interroge sur sa réelle visibilité : peut-être serait-il intéressant de le mentionner dans la règle afin d’inviter plus de joueurs à en prendre connaissance.

Quels comédiens !

Tous se pressent au théâtre Kabuki, attendant avec impatience de voir la prochaine représentation ! Le bâtiment apparaît justement dans Iki et un acteur s’affiche sur l’une des cartes. Si le thème est bien présent, est-il bien lié à la mécanique ? Les personnages jouent-ils bien leur rôle ?

De nombreuses cartes témoignent d’une recherche de cohérence : le riz se retrouve exclusivement chez les marchands ou colporteurs de denrées alimentaires et ils peuvent produire en plus de l’argent (issu de la vente) ou des sandales, ce qui peut se comprendre si on part du principe qu’on gagne de l’énergie après avoir rempli son ventre ! Cette ressource est par ailleurs associée aux transporteurs. Seul le bois semble avoir un rôle un peu générique parfois plus distant du métier en question (l’homme aux bulles de savon ?) mais dans l’ensemble, il y a une corrélation entre l’histoire racontée et les actions menées en tant que joueur. Bien sûr, l’importance de la gestion de ressources fait d’Iki un jeu « kubenbois » mais on est très loin de l’abstraction de certains d’entre eux et pour peu que l’on prenne le temps d’observer les personnages qu’on manipule, on vit pleinement l’expérience. La mécanique liée à l’incendie s’appuie notamment parfaitement sur la propagation du feu !

Un marché élégant et sophistiqué

Mais au fait, comment on joue ? Cliquez pour découvrir la règle Pour apprendre à jouer à Iki, je vous invite à découvrir les règles à travers deux vidéos qui correspondront sans nul doute à des profils différents.
Si vous connaissiez le précédent Iki et que vous voulez voir les règles de la version SWAF tout en mesurant les différences avec le premier, vous pouvez consulter la vidéo très complète de Chaps : Vidéo-règle avec comparatif
Pour un aperçu plus rapide, je vous renvoie au ludochrono de Ludovox : Vidéo-règle

La prospérité, en toute simplicité ?

La mécanique d’Iki brille tout d’abord par son accessibilité. Les règles se comprennent vite et pour cause, un tour peut être résumé fort succinctement : le joueur doit décider s’il préfère gagner de l’argent ou recruter un travailleur puis il se déplace sur le plateau et peut activer une ou deux échoppes là où il s’arrête. On fait rapidement le tour de toutes les subtilités pour entamer la partie. Les manches s’enchaînent donc avec fluidité et chacun perçoit vite, grâce aux rappels sur son plateau personnel et à l’iconographie efficace, quels sont les moyens pour gagner de l’Iki, cette précieuse ressource spirituelle.

Or, malgré cette simplicité apparente, Iki offre une belle profondeur qui donne envie de rejouer encore et encore pour essayer de nouvelles stratégies. En effet, on peut obtenir de l’Iki grâce aux personnages recrutés : certains exercent une activité propice au bonheur de tous et les activer vous fera gagner des points ; les faire progresser en expérience et les mener jusqu’à la retraite vous conduira aussi à la réussite. Ce n’est toutefois pas la seule voie à explorer puisque les bâtiments peuvent se révéler très intéressants mais ils impliquent une grande planification car il faut réunir les ressources demandées pour leur construction et investir dans l’un d’entre eux bloquera l’un de vos pions jusqu’à la fin de partie. Les pipes et blagues à tabac, les poissons, le placement de votre main d’œuvre ou encore la diversité de celle-ci sont autant de manières différentes de marquer des points et il vous faudra panacher plusieurs d’entre elles pour engranger le plus d’Iki. On se creuse la tête devant l’étendue des possibilités et si l’on tâtonne au début, à partir du moment où l’on a choisi une ligne directrice, on rentre dans un jeu d’optimisation assez jouissif car chacune de nos actions doit répondre à l’objectif que l’on s’est fixé.

Cette richesse contribue à la rejouabilité du jeu et aucune partie ne se ressemble. Pour renforcer ce renouvellement, seuls six des bâtiments sont utilisés à chaque partie ce qui modifiera nos perspectives en fonction du tirage, d’autant plus que certains doivent être construits en début de partie pour rapporter gros et vous poseront des contraintes supplémentaires. L’ordre de sortie des personnages – même s’ils sont regroupés par saison – va également impacter vos parties. Ce sont des ajustements assez minimes, certes, mais conjugués à la mécanique du jeu, j’ai toujours eu l’impression de remettre tout à plat avant de rejouer ; l’ensemble est aussi suffisamment équilibré pour ne pas souffrir d’une stratégie évidente et capable d’écraser toutes les autres.

Trouvez votre ikilibre !

Le deuxième point fort d’Iki est l’équilibre de cette mécanique, toute en tension. Tout est calculé pour que vous ne puissiez pas tout faire et la frustration qui en découle est tout à fait savoureuse. Vous serez perpétuellement tiraillés car le temps passe très vite et les échéances des différents mois vont vous contraindre à faire des choix parfois risqués. Effectivement, vous devrez dresser le bilan des comptes à chaque fin de saison : on va tout faire pour marquer le plus grand nombre de points et de ressources grâce à nos personnages mais il faudra nourrir tout ce petit monde sous peine de les voir mourir d’inanition ! On doit se restreindre et amasser des vivres si on ne veut pas voir ses efforts réduits à néant mais le temps consacré aux courses est perdu pour autre chose. On se presse aussi de faire des tours du plateau par peur de voir périmer les poissons de la saison. Enfin, les incendies qui se déclenchent trois fois dans la partie rajoutent de la pression car ils détruiront vos personnages et même les bâtiments si chèrement acquis si vous n’avez pas pris vos précautions.

Il faut faire attention à tout. Néanmoins, certains de ces obstacles peuvent être contournés et le jeu pousse à une prise de risques intéressante concernant les incendies. Le feu ravagera aléatoirement un des Nagayas à chaque fois, en commençant par la salle du fond puis en se rapprochant du centre. Cependant, plus le feu avance, plus il perd en puissance et donc en dangerosité et si l’un des joueurs positionnés avant nous a augmenté suffisamment son niveau de protection contre les incendies, il l’éteint, ce qui peut vous épargner si vous avez été moins prévoyant. Ainsi, Iki met à votre disposition tout ce dont vous avez besoin pour lutter contre les flammes avec une piste consacrée sur laquelle vous pourrez progresser en activant des personnages et des boutiques spécialisées… mais vous serez parfois tentés de ne pas perdre de temps avec cela et de vous cacher derrière les autres (qui ont pourtant bien l’intention de vous laisser brûler s’ils le peuvent). Les joueurs les plus téméraires consacreront tous leurs efforts à l’acquisition de l’Iki en ignorant les dangers : la stratégie peut être gagnante comme destructrice si personne n’est là pour pallier vos faiblesses. Par ailleurs, le niveau de protection contre les incendies est associé à l’initiative au début de chaque tour et c’est le meilleur pompier qui choisira en premier de combien de cases il souhaite se déplacer, privant les autres de ce choix. On voit donc se dessiner deux voies tout à fait opposées, à laquelle s’ajoute une troisième qui serait d’investir dans les places les plus sécurisées des Nagayas à défaut d’augmenter au maximum sa protection, mais cet avantage coûtera un peu d’argent.

L’équilibre d’Iki se joue d’ailleurs aussi sur l’argent. Le début de la partie se déroule à flux tendu mais vous finirez par en engranger suffisamment pour vous permettre d’embaucher des personnages plus recherchés. Toutefois, le jeu a l’intelligence là encore de vous bloquer puisque quand vos quatre pions « kobun » sont pris, vous ne pouvez plus recruter mais seulement gagner plus ! Si Iki se déroule en quatre saisons, il n’est par conséquent pas linéaire pour autant. On bifurque alors sur l’achat d’un bâtiment auparavant inaccessible, ou on tente de rentabiliser au mieux nos personnages. Cela nous pousse aussi à rechercher leur retraite pour les remplacer au plus vite et à soigner davantage leur choix.

Les différentes parties de la mécanique fonctionnent donc en symbiose pour empêcher toute échappée fulgurante d’un des joueurs et vous frustrer suffisamment pour vous donner envie d’y revenir.

Rivalités dans l’arrière-boutique

Ces ingrédients font d’Iki un très bon jeu mais je dois dire que j’ai été encore plus séduite par l’interaction pensée par Koota Yamada, qui m’a rappelé l’un de mes jeux préférés, à savoir Brass, pour son côté « coopétitif ». En effet, dans Iki, les autres joueurs sont vos concurrents commerciaux mais aussi vos clients. Vous avez besoin d’eux pour faire progresser vos personnages car ils ne gagneront d’expérience que si un de vos rivaux les active. Lorsque vous recruterez un travailleur, vous chercherez donc celui qui attirera le plus les autres en fonction de la tournure de leur stratégie. Cela implique de bien observer le jeu de chacun et promet de beaux moments autour de la table : « mais si, viens chez moi, ils sont bons mes sushis et t’apporteront la ressource de riz qui te manque pour finir le printemps en beauté ! ». Attention, cependant, car vos adversaires sauront parfois vous faire payer le service que vous leur rendez en faisant partir l’un de vos personnages à la retraite au plus mauvais moment. D’autre part, comme je l’ai dit plus haut, vous aurez parfois besoin des autres pour vous protéger d’un incendie mais les plus retors feront en sorte de libérer la place au dernier moment pour vous exposer directement à la fournaise.

A ces sournoiseries s’ajoute une dynamique de course qui touche absolument tous les éléments du jeu puisque chaque pièce est unique. On peste parce que notre voisin vient de construire le bâtiment qu’on briguait, parce que le personnage qu’on comptait embaucher n’est plus disponible et parce que le dernier thon rose de l’été nous est passé sous le nez. Il est en conséquence très important d’analyser le jeu des autres pour savoir sur quoi on peut raisonnablement temporiser ou ce qui ne peut attendre.

Enfin, j’ai trouvé particulièrement maligne la liberté laissée aux joueurs sur l’ordre du tour. En effet, en commençant par celui qui est le mieux protégé contre les incendies, les joueurs vont se positionner sur une piste d’initiative associée à un nombre de déplacements. Le premier à choisir peut tout à fait décider de se placer sur le « 4 » pour se déplacer de quatre cases mais il jouera alors en dernier. A l’inverse, un joueur peut décider de se placer sur la case « 1-4 » qui lui donne plus de latitude pour se déplacer (pratique quand la case qui nous intéressait est déjà prise) et le fait agir en premier, mais il renoncera alors à la possibilité de recruter, se contentant de gagner moins d’argent que prévu.

Pour toutes ces raisons, Iki est excellent à quatre joueurs et très bon à trois. Toutefois, un travail particulier a été mené pour proposer une version deux joueurs tout à fait honorable et appréciable. Dans cette configuration, des jetons blocage et l’ajout d’un personnage supplémentaire, choisi et placé par les joueurs à tour de rôle, simulent assez bien un troisième comparse. Le plateau, sur son verso, comporte de surcroît une place de moins dans chaque Nagaya pour qu’on arrive parfois au remplissage complet. Nous avons joué la plupart du temps à deux et même si Iki révèle tout son potentiel à quatre, il reste extrêmement plaisant en duel.

Conclusion

Il est maintenant l’heure de dresser le bilan des comptes d’Iki : le jeu de placements d’ouvriers brille par son travail thématique, par le soin de l’édition mais aussi et surtout par sa grande finesse mécanique. Il montre qu’un jeu dit « expert » n’a pas besoin d’une surenchère de règles et d’exceptions, en alliant la simplicité et la profondeur. On s’est vraiment enflammés pour Iki, au point d’enchaîner les parties pour essayer de trouver de nouvelles stratégies ! Aussi, alors que la nouvelle année commence, je ne peux que vous inviter à découvrir ce jeu qui saura résister au passage des saisons pour devenir un classique de votre ludothèque.

En dehors de la boîte : Akemashite Omedetô Gozaimasu…

… c’est-à-dire « bonne année » en japonais ! Cette revue d’Iki est le premier article de 2022 et je voulais en profiter pour vous communiquer mes meilleurs vœux, tout en vous parlant de la fête du Nouvel An au Japon, mise en valeur par Koota Yamada.

Le passage à la nouvelle année est un grand moment pour les japonais, justement depuis l’ère Edo. Pourtant, il a fallu attendre 1873 soit cinq ans après la fin de cette époque, pour qu’elle se déroule, comme aujourd’hui, le premier janvier, avec l’application du calendrier grégorien. Auparavant, le Japon suivait des calendriers luni-solaires et le Nouvel An avait plutôt lieu en février. Si l’on met de côté ce décalage de date, Edo a cependant instauré de nombreuses traditions encore respectées maintenant au pays du Soleil Levant.

Ainsi, le changement d’année se prépare à l’avance dans la culture japonaise : il est l’occasion d’honorer les divinités de l’année, les « toshigami », et de se purifier des impuretés accumulées pendant les douze derniers mois. Chacun procède à un grand ménage rituel qu’il appelle « osoji ». La tradition remonterait à 1640 où on aurait commencé à nettoyer le château d’Edo le dernier jour de chaque année. Par ailleurs, tout le monde a à cœur de souhaiter le Nouvel An à ses amis et à ses proches et les Japonais écrivent au cours du mois de décembre plusieurs milliards de cartes de vœux qui sont distribuées le premier janvier : on estime que l’origine de cette pratique remonte sans doute à l’époque de Nara, au VIIIème siècle, mais s’est véritablement démocratisée à celle d’Edo.

La nuit du 31 décembre, le compte à rebours avant minuit démarre dans les sanctuaires shintô qui font résonner les cloches 108 fois, chaque coup représentant une tentation que l’on va mettre de côté l’année suivante. De nombreuses japonais se rendent sur place pour les écouter et effectuer ensuite la première prière de l’année, appelée à l’époque Edo « ehomairi ». Ils témoignent ainsi de leur reconnaissance pour les bienfaits reçus, jettent des pièces en offrandes et tirent un « omikuji », une prédiction pour les mois à venir. Parfois même, on achète une tablette votive appelée « ema » par laquelle on adresse une demande aux toshigami et il est amusant de voir que les commerçants d’Edo s’en servaient aussi de manière publicitaire puisqu’en demandant le succès de leur entreprise, ils affichaient dans le temple le nom de leur magasin !

Edo a également influencé les surprises du Nouvel An. Les enfants reçoivent ainsi des étrennes dans une enveloppe décorée. Or, à l’époque Edo, on n’offrait pas d’argent mais un petit sac contenant un mochi, cette préparation japonaise à base de riz, et une mandarine et aujourd’hui, on place précisément sur l’autel des ancêtres un kagami mochi, c’est-à-dire une superposition de deux gâteaux de riz surmontés d’une orange daïdaï. D’autre part, c’est la famille Mitsui, qui possédait les magasins Echigoya à Nihonbashi, qui a institué la tradition du sac à bonheur, les « fuku bukuro » : pour écouler leur stock de tissu invendu et fêter la nouvelle année, ils vendaient des pochettes surprises avec des articles à prix cassés ! De nos jours, les fuku bukuro relancent l’activité économique japonaise après les fêtes et on est passé de la braderie du vendeur de kimonos à celle d’Apple !

Plusieurs activités traditionnelles encore en vigueur dans le Japon contemporain apparaissent sur les estampes ukiyo-e d’Edo : on accorde par exemple une valeur particulière à la première calligraphie au pinceau de l’année, nommée « kakizome » ; on note le rêve de la première nuit car celui-ci aurait une valeur prophétique (on espère rêver de bons présages comme le Mont Fuji, un faucon ou… une aubergine !) ; les enfants jouent aux raquettes « hanetsuki » ou aux cerfs-volants. Il faut dire que le Nouvel An laisse un peu de temps libre aux Japonais puisque beaucoup d’entreprises et d’administration sont fermées entre le 29 décembre et le 3 janvier. On prolonge même les festivités jusqu’au 7 janvier la plupart du temps… j’arrive donc juste à temps pour sortir cet article et vous souhaiter prospérité et bonheur en 2022 !

Sources et sites consultés pour cet article (clic !)

Site de l’édition Sorry We Are French (je vous invite à aller voir la rubrique consacrée à Iki qui contient les différents articles dont je parle) : https://www.sorryweare.fr/fr/
Page Iki sur le site BGG (photographies de la première version) : https://boardgamegeek.com/boardgame/177478/iki/images
Sur l’époque Edo : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_d%27Edo
Pour le « En dehors de la boîte » :
Sur le Nouvel An au Japon :
https://www.nippon.com/fr/features/jg00070/?pnum=2
https://universdujapon.com/blogs/japon/nouvel-an-japonais
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvel_An_japonais
https://photohaikublog.wordpress.com/2021/01/12/fetes-et-traditions-du-nouvel-an-au-japon/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hatsum%C5%8Dde
https://fr.wikipedia.org/wiki/Omikuji
https://www.nippon.com/fr/views/gu004027/
Sur les ex-voto ema : https://journals.openedition.org/tc/10152
Sur le cerf-volant à Edo : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02185644/document
Sur l’origine des fukoburo : https://www.nikka-zubon.com/blogs/blog/un-pan-de-la-culture-japonaise-les-fukubukuro


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