Balade sur le Nil : découverte de Fertility, Pharaon et Sobek 2 joueurs
Fertility (un jeu de Cyrille Leroy, illustré par Jérémie Fleury)
C’est avec Fertility que l’éditeur Catch Up Games pose le pied en Égypte pour la première fois. Mêlant la gestion de ressources et la pose de dominos, le jeu vous invite à incarner un Nomarque que Pharaon a placé à la tête d’une métropole en pleine expansion. A vous de la faire prospérer, en exploitant la vallée fertilisée par le Nil tout en honorant les dieux.
2-4 joueurs – A partir de 10 ans – Environ 45 minutes – Prix de vente conseillé 36 euros

L’édition – Visite de la métropole
La pyramide domine la vallée. Sur la même rive, un temple et un sphinx de pierre clament la grandeur du peuple égyptien. Une felouque remonte le courant, chargée probablement de marchandises. De l’autre côté du fleuve, les cultures côtoient d’humbles habitations regroupées en quartiers et un chantier de construction plus imposant. Deux enfants traient le lait d’une vache pendant qu’une égyptienne et un garçon portent les paniers tressés remplis de raisin, de blé et de fleurs de papyrus. La couverture de Jérémie Fleury raconte une histoire à la hauteur du titre du jeu « Fertility » : la vallée se développe grâce à l’abondance de productions, pour la gloire de Pharaon. La rondeur des traits des personnages illustre aussi cet aspect, tout en annonçant un jeu résolument familial.

Dans la boîte – un peu grande – on découvre un matériel généreux au vu du prix du jeu. Les nombreux dominos attirent immédiatement l’attention et on se plaît à observer le détail des dessins sur ces petites surfaces. En effet, l’illustrateur ne s’est pas contenté de montrer la ressource mais l’a mise en contexte, dans son rapport aux Hommes puisqu’on voit ceux-ci s’affairer à la cueillette dans les vignes, à la taille dans la carrière d’albâtre ou encore au gardiennage des bœufs. La même minutie se retrouve sur les tuiles quartiers représentant des boutiques et leur environnement : celles-ci sont animées par la présence des gens dans les jardins, au pied d’une statue ou autour d’une table.

A l’intérieur des boutiques, un espace est réservé pour les ressources qui approvisionneront les étals. Les marchandises en bois sont petites de manière à pouvoir en placer plusieurs sur les tuiles. Je n’ai pas trouvé que leur taille rendait la manipulation fastidieuse et j’ai apprécié leur forme adaptée à la ressource alors qu’on aurait pu se contenter de cubes de couleur, au détriment de l’immersion.
On trouve encore un plateau en quatre morceaux, à combiner aléatoirement pour varier les parties en même temps que le paysage de la Vallée Fertile. L’assemblage se fait au moyen de petits chaînons semblables à des os. On tique un peu au début devant ces éléments étranges mais il faut reconnaître que le système d’attache fonctionne bien et que l’ensemble est harmonieux une fois installé.
Les pièces en carton sont qualitatives et bien rigides. On regrettera en revanche la finesse des plateaux joueurs dont les bords ont tendance à se corner rapidement : soyez attentifs à cela lorsque vous les utilisez et au moment du rangement.
J’ai enfin beaucoup aimé les petits bâtiments en 3D, le sphinx, l’obélisque, la pyramide et le temple. Catch Up Games a fait le choix de la simplicité en invitant le joueur à imbriquer entre elles deux pièces en carton pour créer le monument. C’est très sobre mais tout à fait visuel – et cela nous prouve qu’on n’a pas toujours besoin de figurines en plastique pour donner du relief à un plateau !

Notons pour finir que le matériel participe à l’accessibilité de Fertility, grâce à une iconographie intuitive et réduite. On ne multiplie pas les symboles et ceux qui sont présents accompagnent le joueur dans sa partie. Le carnet de scores fourni les reprend d’ailleurs, et il n’est donc plus nécessaire de se référer à la règle après une première lecture rapide (la partie en français fait 5 pages seulement, avec plusieurs exemples illustrés pour le placement des dominos notamment).
La mécanique – Dans la peau du Nomarque
Mais au fait, comment on joue ? Cliquez pour découvrir la règle
Je vous propose cette vidéo-règle de Ludema, très bien réalisée, qui suit pas à pas la règle papier tout en l’accompagnant d’animations :
Vidéo-règleDans Fertility, vous êtes à la tête d’une métropole et vous avez la responsabilité de son développement économique. Vous devrez aussi montrer votre piété et ériger de nobles monuments à la gloire de votre souverain. On voit déjà se dessiner plusieurs voies à explorer pour marquer des points et se distinguer de ses adversaires.

Cyrille Leroy reprend dans son jeu la mécanique bien connue des placements de dominos. Toutefois, il vous impose un espace bien particulier, celui de la Vallée Fertile, qui sera contraignant : en effet, le plateau central est composé de cases de déserts, sur lesquelles poser vos tuiles pour faire verdoyer votre contrée, mais aussi de cases d’eau et de blé que vous ne pouvez pas occuper. Or, ce qui est intéressant, c’est que cette contrainte va être tour à tour pesante ou constructive dans la partie. On s’agace de ne pouvoir poser un domino là où on le voudrait car il produirait beaucoup de ressources, et de devoir se rabattre sur un autre emplacement. Cependant, placer un domino de manière adjacente à un champ de blé vous permet de gagner cette ressource, généreuse en points de victoire en fin de partie. Par ailleurs, les blocages sont susceptibles de générer des Carrières (à ne pas confondre avec les dominos représentant l’extraction de l’albâtre, qu’on nommerait aussi volontiers ainsi), c’est-à-dire des cases isolées par des champs ou des zones aquatiques, dans lesquelles il n’est plus possible de mettre un domino. Leur création vous autorise à placer un de vos bâtiments à cet emplacement et celui qui en a posé le plus à la fin de la partie remportera un bonus de majorité. A vous d’exploiter au mieux ces trois options et de faire des choix. Cela complique aussi la tâche du joueur qui voudrait nuire à votre progression : effectivement, nous voyons les dominos disponibles dans la réserve de chaque joueur et on peut se projeter sur les emplacements qui les intéresseraient. En s’installant soi-même sur un terrain, il faut penser aux ressources à obtenir mais aussi aux opportunités retirées ou offertes aux autres. On se gêne sur le plateau mais on se donne aussi la possibilité de progresser.

La notion de choix dont je parlais est essentielle dans Fertility car Pharaon exige des résultats rapides. La partie est brève puisque chaque joueur a seulement 9 tours – peu importe la configuration autour de la table parce qu’on adapte le nombre de dominos –, ce qui est très peu car vous récupérerez en général entre deux et quatre ressources à chaque pose de tuile. Or, ces marchandises ne valent rien si elles ne sont pas vendues et il faut donc investir dans des quartiers commerçants pour achalander des boutiques avec vos productions. Vous pouvez à chaque tour, après avoir posé votre domino, ajouter un nouveau quartier à votre métropole, tant qu’elle a de la place, mais la plupart d’entre eux ont un coût, que vous réglerez avec les ressources de votre choix. Chaque quartier contient entre une et trois boutiques, génératrices de ressources, de statues de dieux ou de points de victoire en fin de partie. Or, si ces boutiques ne sont pas approvisionnées, elles restent porte close et ne rapporteront rien. Il faut par conséquent bien définir où vous voulez placer les ressources obtenues. En outre, les marchandises récoltées ce tour-ci, à l’exception du blé, « périment » si vous ne les avez pas placées sur un étal et il n’est pas possible de les stocker pour la suite. Cela vous impose en somme une gestion très serrée des ressources : de quoi ai-je vraiment besoin maintenant ? N’ai-je pas plutôt intérêt à privilégier la validation de ces boutiques ? De là, on développe une vision à plus long terme qui impacte notre choix de dominos car on sait quelles marchandises on souhaite récupérer en priorité mais d’un autre côté, cette disparition des produits à chaque tour invite aussi à se poser, à se concentrer sur ce qui est fait à cet instant : Fertility convient donc bien à un public peu habitué à la gestion de ressources car les choses sont faites par étape.

Le jeu fonctionne ensuite grâce à sa diversité de scoring qui vous pousse à essayer plusieurs stratégies : la victoire sera attribuée au plus riche. Les points de victoire sont des debens, la monnaie locale. Les boutiques généralistes en fournissent directement. Les boutiques spécialisées vous rapporteront des debens pour chaque exemplaire d’une ressource présente dans votre ville. Mais il est aussi possible de marquer des points grâce aux statues des dieux qui montrent le respect dû aux divinités dans la ville et qui vont aussi se glisser dans vos boutiques. C’est la diversité qui compte alors : les profils des dieux égyptiens sont représentés dans des boutiques et vous marquerez des points pour votre collection la plus importante. Ajoutez à cela le bonus de majorité des monuments et les points liés au blé, ressource très intéressante car obtenue différemment et stockable. Vous pouvez dépenser votre blé pour acheter des quartiers en diminuant son niveau dans votre réserve mais chaque case de votre grenier indique un nombre de debens obtenu en fin de partie. L’effet psychologique est plus net que pour les autres ressources, car dépenser du blé, c’est voir matériellement disparaître des points de victoire, et on note qu’un seul épi peut vous rapporter énormément si vous allez jusqu’au bout de la piste.
On cerne en définitive assez vite les enjeux de Fertility, malgré la multiplicité des sources de points : on se repère bien dans le jeu qui tend donc la main au néophyte comme au joueur un peu plus habitué qui cherchera à optimiser chaque tour avec précision.
Conclusion
Fertility vous ouvre les portes de l’Égypte antique, mais pas seulement : c’est aussi une excellente entrée en matière pour découvrir les jeux de gestion de ressources. Accessible, rapide, intuitif, sa mécanique en fait un jeu familial tout à fait sympathique.
Pharaon et son extension « Conflits » (un jeu de Sylas et Henri Pym, illustré par Christine Alcouffe)
Un travail pharaonique vous attend, l’œuvre de toute une vie : vous préparer à votre passage dans l’Au-Delà. Pharaon vous lance le défi de mener une existence exemplaire, uniquement guidée par un idéal de justice : saurez-vous lire la tablette des dieux pour comprendre leurs volontés ?
1 à 5 joueurs – A partir de 12 ans – Environ 1h – Prix de vente conseillé 40 euros

L’édition – D’un quartier à l’autre
Dès sa couverture, Pharaon met la barre haut, très haut, et clame sa noblesse. L’ocre du fond, imitant les parois en pierre des monuments d’Égypte décoré de figures humaines et divines de profil, tranche avec le vert éclatant d’un scarabée géant et du titre. Je ne suis pourtant pas attirée par les insectes en tout genre mais je dois avouer que celui-ci est merveilleux : plein de reflets, presque métallisé, le scarabée sacré devient un véritable bijou sur l’écrin de la boîte, mis en valeur par le vernis sélectif doré.
Ouvrir la boîte de Pharaon donne l’impression de rentrer à l’intérieur d’une chambre funéraire. Les hiéroglyphes reproduits sur les bords gardent des secrets et en mettant la main sur le matériel, on croit s’emparer d’un trésor, un peu désordonné, certes, mais superbe. J’apprécie en général beaucoup le travail de l’illustratrice Christine Alcouffe mais je dois dire qu’elle s’est surpassée et que ses dessins sont magnifiés par l’édition.

Le regard se pose immédiatement sur les cinq morceaux à assembler pour former le plateau central. Ils forment un cercle au cœur duquel on place la roue des actions, qui va venir se caler sur les piliers qui séparent les quartiers. Le carton des pièces est très épais, au point que j’ai toujours du mal à bien clipser la roue. En revanche, quand tout est en place, le plateau est stable, tout à fait fonctionnel et surtout superbement illustré. Il fourmille de détails, tous différents : des inscriptions, des saynètes, des portraits de divinités, des éléments architecturaux. J’adore le style qui oscille entre reproduction sous forme d’esquisses de ce qui aurait pu être observé sur un monument et gravure, comme si le plateau était lui-même support d’écriture. Or, la plupart des éléments apparaissent en gris, de manière nettement moins visible que le reste de l’illustration en couleur, qui devient cette fois un appui de la mécanique du jeu. Cette distinction est bienvenue car elle permet de hiérarchiser les informations essentielles et ce qui est de l’ordre de la pure ornementation, même si Christine Alcouffe nous livre de belles pièces aussi dans la partie propre au gameplay, notamment dans le quartier de la chambre funéraire dans lequel chaque étape de construction a le droit à son propre dessin. Notez enfin, en ce qui concerne le plateau, que les encoches sur les bords sont prévues pour accueillir des bandeaux supplémentaires de l’extension « Conflits ».
Un autre plateau cartonné se trouve dans la boîte : de forme pyramidale, il marque le passage d’une manche à l’autre et l’illustration participe complètement à la thématisation puisque les cinq manches correspondent aux cinq étapes de la naissance vers la mort.

Pharaon regorge de jetons en carton, aux couleurs et motifs des différentes ressources et de nombreux vases à tête d’Horus auxquels viennent s’ajouter des tuiles conflits dans l’extension représentant une statue de guerrier. La qualité est clairement au rendez-vous.



Ajoutez pour finir des cartes, là encore joliment illustrées (j’ai personnellement un coup de cœur pour les cartes épiques rouges de « Conflits », qui retracent la geste d’un pharaon guerrier juché sur son char pour écraser les ennemis), un sac en toile pour les offrandes et un carnet de score. Il ne reste que les marqueurs en bois destinés aux joueurs qui sont peut-être les seules pièces un peu décevantes de ce matériel par leur classicisme.
Toutefois, je préciserais que si l’illustration et le matériel sont très soignés, l’iconographie choisie est dense et parfois un peu troublante. Malgré ma familiarité avec le jeu, je dois toujours me reporter au livret de règles pour décrypter le pouvoir des nobles car je ne suis pas sûre de ma lecture des symboles. Heureusement, les dernières pages de la règle sont justement consacrées au descriptif détaillé de ces pouvoirs qui me sauve dans ces moments d’égarement. Malgré ce défaut, l’univers visuel de Pharaon m’a totalement fascinée !
La mécanique – Qui portera le Némès ?
Mais au fait, comment on joue ? Cliquez pour découvrir la règle
Catch Up Games a réalisé une vidéo-règles visible ici :
Vidéo-règleDans Pharaon, les joueurs doivent gérer au mieux les ressources qui leur sont allouées pour obtenir les points de prestige qui détermineront le gagnant. Or, au début de chaque manche, ils ne récupèrent qu’un vase porteur de trois ressources : c’est très peu et il faut donc bien peser les investissements dans les différents quartiers. Le Nil n’est pas rempli d’or et obtenir de nouvelles ressources s’avère difficile. La gestion des moyens relève presque de l’alchimie puisqu’on est souvent amené à procéder à de simples échanges de ressources contre d’autres, avec un ratio de 2 pour 2. Il existe évidemment quelques exceptions à la règle mais on se rend vite compte que les denrées seront rares et qu’on ne pourra pas tout faire dans le jeu.

Cela donne un poids évidemment très important à toutes vos décisions. J’ai souvent entendu dire que Pharaon était un jeu accessible et familial mais je tempérerais un peu cet avis car si les règles sont tout à fait abordables et que la durée de la partie est très raisonnable, il peut être punitif pour celui qui n’a pas réussi à optimiser ses tours de jeu. Un mauvais départ est, je trouve, assez compliqué à rattraper, en fonction des joueurs présents autour de la table. De ce fait, on a tendance à bien réfléchir à l’ordre et à la manière de dépenser nos jetons. Cet aspect ne me gêne pas dans Pharaon car il induit aussi une frustration que j’apprécie dans un jeu et qui me semble indispensable dans celui-ci. En effet, en observant le plateau, on distingue immédiatement de multiples pistes à explorer pour obtenir les fameux points de prestige : le quartier du Nil, les offrandes, la chambre funéraire, les cartes artisans et nobles ou encore les objectifs des dieux. Devant Pharaon, on pourrait se dire qu’on va pouvoir faire un peu de tout – et de n’importe quoi – pour scorer. Cependant, à cause de la pénurie de ressources, s’éparpiller totalement ne paye pas et vous devrez au contraire élaborer une stratégie et vous fixer des lignes directrices claires pour maximiser vos résultats, ce que j’apprécie vraiment.

D’ailleurs, même si vous n’êtes pas à l’abri d’une contrariété – des adversaires qui vont vous bloquer des emplacements importants –, le jeu offre une belle sensation de contrôle qui permet de tempérer la frustration. Cela peut sembler paradoxal car de nombreux éléments sont tirés au sort et il y a donc une part d’aléatoire : les vases qui donnent les ressources, les cartes nobles et artisans, les offrandes. Néanmoins, ce hasard n’impactera pas souvent vos stratégies car de nombreuses données sont disponibles à l’avance et vous pouvez donc les prendre en compte dans votre réflexion. Par exemple, les prochains vases de ressources parmi lesquels vous devrez en choisir un à la fin de la manche sont visibles dès le début de celle-ci. Les artisans et nobles sont disposés en rivière de cartes et remplacés au fur et à mesure mais comme on n’en achète pas tant que cela par partie, on peut essayer d’anticiper et de voir ce qui nous intéresse – tout en faisant attention aux autres joueurs. De plus, la partie se déroule sur cinq manches de manière à ce que les droits d’accès à chaque quartier correspondent successivement à chacune des cinq ressources du jeu et une tuile vous indique le sens de rotation de la roue des actions. La possibilité de déduire le coût d’accès d’un quartier de son coût d’activation invite à considérer le timing de toutes vos actions pour limiter vos dépenses. On peut prévoir ce qu’on fera aux manches suivantes, économiser des ressources à un moment car elles seront plus rentables plus tard ou au contraire, prioriser certaines actions parce qu’elles sont intéressantes pour la manche en cours.
L’aléatoire dont j’ai parlé plus haut influe par conséquent davantage à mon sens sur la rejouabilité que sur la mécanique, car il n’a jamais fait voler en éclat l’une de mes stratégies – tout au plus pouvais-je compter sur lui pour m’ouvrir des possibilités supplémentaires. Chaque partie est différente dans Pharaon et c’est intéressant car on ne s’enferme pas dans les mêmes schémas. Ce qui a marché lors d’une partie fonctionnera moins dans la suivante car la configuration de départ n’est pas la même. Le plateau modulaire participe grandement au renouvellement des parties car les objectifs des dieux naissent de la combinaison des quartiers entre eux qui variera puisque vous ne les agencerez pas toujours de manière identique.

Cette rejouabilité, déjà importante, est renforcée dans l’extension « Conflits ». Celle-ci vous offre deux nouvelles tuiles « pharaon » qui octroient un bonus de 7 points au premier joueur à satisfaire des conditions mentionnées sur la tuile : la version de base vous imposait d’avoir des nobles mais vous pourrez varier avec « Conflits » en exploitant la mécanique spécifique de l’extension ou en recrutant des artisans. En outre, l’extension ajoute un petit plateau qui vient se placer sur le quartier du Nil pour modifier les bonus. Enfin, elle comporte des tuiles de quartier, elles-mêmes double face, qui fonctionnent parfois en association avec des cartes bonus royal ou bonus civil, pour démultiplier le nombre d’actions potentielles. Surtout, l’extension amène une ressource spéciale matérialisée par les jetons « épée », que vous pourrez gagner en résolvant des conflits : c’est une grande réussite, pas seulement parce qu’elle apporte de la nouveauté, mais parce qu’elle renforce le contrôle du joueur. Pharaon gagne en souplesse et en richesse avec « Conflits ». En effet, les tuiles « conflits » sont contraignantes de prime abord car elles viennent bloquer des emplacements sur la roue des actions. Pour utiliser ces places, il faut payer des ressources supplémentaires. Néanmoins, celles-ci, tout comme la ressource de base présente sur la roue, sont déductibles du coût de l’action et on peut s’arranger pour amortir l’investissement de cette façon. Le jeu en vaut la chandelle car le conflit résolu vous rapportera des épées grâce auxquelles vous obtiendrez de précieux bonus, et notamment, des ressources supplémentaires. Alors oui, il faut calculer encore plus, mais je trouve que les efforts sont largement récompensés car les épées viennent offrir de nouvelles voies pour atteindre son but là où on se retrouvait parfois coincé dans le jeu de base.

Enfin, j’apprécie Pharaon pour la variété des sensations qu’il offre en fonction du nombre de joueurs assemblés. J’ai joué majoritairement à deux et le jeu fonctionne très bien dans cette configuration grâce à la petite mécanique supplémentaire qui consiste à bloquer certains emplacements de la roue des actions. Chaque duelliste va choisir un des trois vases disponibles à chaque manche et le vase non sélectionné déterminera les places inaccessibles, ce qui est plutôt malin car cela rajoute une donnée à prendre en compte lors du choix de son propre vase. Ce petit ajout renforce la compétition entre les joueurs pour le placement dans les différents quartiers, mais on est encore assez libre de ses actions. A quatre ou cinq, la lutte se fait plus féroce et le jeu devient plus opportuniste car nos plans sont contrariés plus souvent. La mécanique qui consiste à passer avant ses adversaires pour capitaliser des ressources pendant leurs tours favorise l’interaction, et le bonus de pharaon et du premier joueur sont toujours disputés. Enfin, Pharaon se joue aussi en solo, vous invitant à combattre un traître. Vous défiez en fait un automa qui va venir bloquer des emplacements ressources mais aussi se développer de son côté pour marquer des points en fin de partie et vous priver de cartes ou d’offrandes. Or, la bonne idée des auteurs a été de nous donner partiellement la main sur les actions du traître en nous laissant décider de la répartition de certaines actions de notre adversaire virtuel. On prend le temps de réfléchir aux nombres de points déjà glanés de son côté pour comparer avec les gains potentiels du traître en fonction de nos choix.
Conclusion
Malgré ses règles simples, Pharaon est sans doute le plus exigeant des trois jeux égyptiens de Catch Up : les possibilités sont nombreuses mais les ressources limitées. Il vous faudra bien réfléchir pour optimiser chacune de vos actions mais le défi intellectuel est stimulant ! On se laisse éblouir par la beauté de Pharaon et c’est toujours avec plaisir que je replonge dans cet univers pour préparer au mieux mon âme à l’Au-Delà.
Sobek 2 joueurs (un jeu de Bruno Cathala et Sébastien Pauchon, illustré par Naïade)
« Sobek » vous parlera peut-être. Je ne veux pas dire que le dieu crocodile s’adressera à vous mais que le titre de ce jeu vous sera sans doute familier. En effet, Catch Up Games vous propose d’assister à une résurrection. Les égyptiens croyaient en la vie éternelle et à l’heure où les jeux tombent rapidement dans l’oubli, remplacés par des cohortes de nouveautés, l’équipe lyonnaise et l’auteur Bruno Cathala ont eu envie de donner un nouveau souffle à un jeu paru en 2010 et malheureusement disparu des étals depuis plusieurs années. Il se réveille aujourd’hui d’entre les morts. Les bandelettes de la momie tombent pour révéler un tout nouveau visage : celui de Sobek 2 joueurs.
2 joueurs – A partir de 10 ans – Environ 20 minutes – Prix de vente conseillé 22 euros

L’édition – Au marché
C’est dans une petite boîte carrée parfaitement calibrée, et non dans un sarcophage massif, que vous découvrirez Sobek 2 joueurs. Comme toute bonne boutique de marchand, elle attire immédiatement le regard : Naïade nous invite à découvrir un univers haut en couleurs, à la fois tendre, par la douceur de ses formes, et taquin. Les personnages aux allures cartoonesques que l’on aperçoit sur la couverture, le marchand affable et le vizir revêche, nous rappellent les traits pleins d’humour des albums d’Uderzo et Goscinny. J’ai été immédiatement séduite par le style adopté, par les détails comme la représentation des scarabées sur les cagettes, et par la symbolique du duel présente grâce aux silhouettes féminine et masculine qui se dressent l’une en face de l’autre au bas de l’image, dans une attitude hostile. Le dieu Sobek se cache à l’intérieur d’une des caisses de stockage veillant à ce que les joueurs n’aillent pas trop loin dans le jeu dangereux de la corruption pour l’emporter.

Approchons donc des bords du Nil en ouvrant cette boîte. Sur les côtés de celle-ci, on trouve la présentation de l’éditeur, des illustrateurs et des deux auteurs. J’avais déjà salué cette initiative de Catch Up sur The Loop et je suis ravie de la retrouver ici pour en apprendre plus sur tous ceux qui ont contribué à l’élaboration du jeu. Bruno Cathala et Sébastien Pauchon semblent même mettre en scène leur collaboration, se plaçant en vis-à-vis l’un de l’autre : sur les deux photographies, une partie de leur visage est dans la lumière alors que l’autre bascule dans l’ombre, comme si, une fois réunis, ils ne formaient qu’un. J’aime l’image, d’autant plus que le premier Sobek était un jeu de Bruno Cathala seul, et qu’on nous rappelle que la dualité dans Sobek 2 joueurs se retrouve même dans la création, bicéphale. Le travail de la boîte se poursuit enfin avec son fond, joliment illustré par un dessin imitant les figures pariétales d’égyptiens de profil : ils apportent des ressources au dieu Sobek, et on ne peut s’empêcher de sourire devant le gigot offert à la divinité.

Il est temps d’explorer le marché. La boîte contient tout d’abord un plateau rectangulaire au format généreux, destiné à accueillir les marchandises. Le travail de Naïade est une fois encore admirable. On apprécie les irrégularités dans le dessin pour représenter celle des surfaces en pierre, l’ombre des palmiers sur les bords qui apporte une teinte rouge du plus bel effet et les morceaux de piliers en haut qui renforcent le contexte donné au jeu, celui de la construction du temple de Sobek. Le dos du plateau reprend l’illustration du fond de boîte pour le plus grand plaisir des yeux. Le travail éditorial est très abouti, comme le montre le soin porté à la qualité du matériel. Le plateau est épais et présente des encoches très précises à gauche qui épousent la forme des jetons pirogue pour mieux les accueillir, comme si le bateau accostait au ponton.

Ces jetons font partie des nombreuses tuiles du jeu, toutes de très bonne facture. Le carton est bien rigide, ce qui est indispensable car votre main sera justement constituée de ces tuiles. Des cartes auraient sans doute été plus pratiques, mais moins durables et moins agréables à manipuler. Deux grosses tuiles, ornées d’un serpent, accueilleront votre réserve de corruption : on aurait pu faire sans mais elles permettent de mieux organiser l’espace. Un sac en toile orange est prévu pour piocher les debens, la monnaie locale. Vous trouverez également deux aides de jeu recto-verso qui vous donnent la répartition des marchandises et des jetons debens, et les explications des pouvoirs des pirogues et des personnages. On se replonge donc très peu dans la règle, bien faite au demeurant, d’autant plus que l’iconographie est assez intuitive. Par ailleurs, une des aides de jeu propose aussi une piste de score pour la fin de partie. Des jetons marqueurs de score sont joints au matériel – on regrettera seulement l’absence d’un jeton 100+ car il m’est fréquemment arrivé de dépasser ce nombre de points, mais cela relève du détail.
Enfin, la pièce maîtresse du matériel de Sobek 2 joueurs est sans nul doute l’ankh que l’on utilise pour se déplacer sur le plateau central. Elle est à la fois ergonomique car facile à prendre en main et car sa forme permet de bien marquer les directions, et sublime avec son revêtement doré. Elle termine d’éblouir le joueur, déjà fort impressionné par la qualité et la quantité de matériel pour un jeu à ce prix !

La mécanique – Soyez le plus filou des marchands !
Mais au fait, comment on joue ? Cliquez pour découvrir la règle
La règle en vidéo est disponible sur le site de Catch Up Games :
Vidéo-règleBruno Cathala a également présenté les règles sur sa chaîne youtube :
Vidéo-règleSobek 2 joueurs est un jeu très accessible : les règles s’expliquent rapidement et ne comprennent pas particulièrement de difficulté. Tout est marqué sur le matériel ou sur les aides de jeu. Toutefois, ne vous y trompez pas, c’est aussi un jeu fourbe et profond, qui vous confrontera à de nombreux dilemmes.

Dans cette nouvelle version de Sobek, vous ne choisirez pas les marchandises parmi une rivière de cartes mais sur un plateau central rempli de tuiles. Les ressources visibles sont beaucoup plus nombreuses que dans son prédécesseur mais il n’est pas si facile de mettre la main sur celles que vous briguez. En effet, Sobek 2 joueurs intègre une croix égyptienne, l’ankh, qui contraindra vos déplacements sur le plateau. Selon son orientation, vous devrez choisir une tuile dans une ligne, dans une colonne ou dans une des deux diagonales. Or, le sens de l’ankh est déterminé par la tuile choisie en dernier : sur le matériel, vous remarquerez que les marchandises présentent sur leurs bords des marques qui indiquent la direction à appliquer à l’ankh.
Tout le sel du jeu, ou presque, vient de cette mécanique à « contrainte imposée ». J’avais déjà pu la découvrir dans un autre jeu de Bruno Cathala, la Main du Roi, que j’apprécie beaucoup : elle permet de planifier ses actions, d’élaborer une stratégie, en réfléchissant parfois plusieurs coups à l’avance, mais la dimension calculatoire trouve ses forces comme ses limites dans l’interaction car vous construisez votre jeu en tentant de manipuler l’autre et de prévoir ses réactions. Dans Sobek 2 joueurs, il ne s’agit pas seulement de prendre une marchandise : en le faisant, vous déclenchez toute une série de conséquences. Vais-je m’emparer de cette ébène dont j’aurais bien besoin pour compléter mon lot de marchandises ? Mais, si le je fais, j’offre à mon adversaire l’ivoire qu’il convoite depuis longtemps et qui lui apportera encore plus de points. L’interaction est extrêmement forte, ce qui fait la réussite de ce jeu de duel. On ne veut pas laisser de ressources intéressantes à son adversaire mais la réciproque est vraie. Il est parfois plus pertinent de prendre une marchandise moins lucrative, en pariant sur le fait que votre rival voudra prendre ensuite une certaine ressource qui orientera l’ankh dans le sens qui vous arrange. Il faut savoir ponctuellement céder du terrain pour obtenir un plus gros poisson par la suite. Je suis particulièrement sensible à cette mécanique, qui rappelle certains jeux abstraits à deux dans lesquels on envisage une multiplicité de stratégies en avance, tout en s’adaptant à l’autre et en essayant de le sonder.

Cependant, Sobek 2 joueurs offre aussi au joueur des options pour échapper à la récolte de marchandises. Vous charger de ressources est inutile si vous n’en faîtes rien car vous êtes marchand avant tout : il vous faudra les vendre, par lot de trois produits identiques, au marché. C’est une des actions disponibles à votre tour, à la place de la prise de tuiles. Non seulement c’est cette action qui vous permettra avant tout de gagner des points en fin de partie, mais en plus, elle impacte le tempo du jeu. Il en va de même pour l’action alternative « utiliser une tuile personnage ». Dès lors que vous choisissez une autre action que la récolte, vous parasitez le ping-pong régulier sur lequel repose le duel sur le plateau central. Effectivement, vous pouvez vous retrouver dans une situation délicate où prendre une des tuiles accessibles donnerait un avantage certain à votre rival ou vous priverait à terme d’une marchandise visée. Vendre à ce moment-là, ou utiliser un personnage, renvoie à votre adversaire la responsabilité de se positionner là où vous souhaitiez l’éviter. C’est très malin car on est aussi amené à peser l’intérêt de forcer l’autre à jouer sur le plateau, en fonction du nombre de cartes disponibles dans sa main, puisqu’il temporisera lui aussi s’il en a les moyens. Le rythme de la partie est essentiel dans Sobek 2 joueurs et c’est aussi l’un des points forts du jeu.

On retrouve d’ailleurs cette problématique dans la gestion des jetons pirogues et dans celle de la corruption et de la fin de partie. Sébastien Pauchon et Bruno Cathala donnent énormément d’informations aux joueurs puisque les ressources sur le plateau sont visibles, mais ils cachent d’autres éléments qui vont devenir de vrais enjeux dans la partie. Tout d’abord, à gauche du plateau, les pirogues tirées au hasard au début de la partie constituent des bonus pour les joueurs qui les acquièrent. Les jetons sont placés face cachée et il vous faudra vendre une première fois pour les consulter et en choisir un. Or, les effets des pirogues sont souvent puissants (ils vous donnent des scarabées supplémentaires qui impactent le calcul des points de victoire, vous offrent la possibilité de rejouer immédiatement en ignorant l’orientation de l’ankh ou encore octroient un malus à l’adversaire) et en retardant une vente, vous vous exposez à ce que votre rival s’en empare en premier. On est tiraillé car tout dans le jeu vous pousse à vendre le plus tard possible pour constituer des lots plus fructueux : comme vous ne pouvez vendre que par lot de trois marchandises identiques minimum, vous craignez toujours de ne pas réussir à compléter un ensemble déjà formé et de vous retrouver avec des invendus sur les bras en fin de partie et vous préférerez donc attendre d’avoir un gros lot complet. Pourtant, la course aux pirogues et le pouvoir de nuisance d’un des personnages, vous invite à vendre vite, et même parfois à constituer un lot de ressources sans scarabées, c’est-à-dire… qui ne valent rien !
Les joueurs ont aussi la main sur la fin de partie puisque le marché se remplit lorsque les déplacements deviennent impossibles, tant qu’il reste des tuiles dans la réserve. Lorsque ce n’est plus le cas, la partie s’achève quand un joueur ne peut plus rien faire et notamment ne peut plus prendre une tuile sur le plateau. Ainsi, vous déclencherez souvent la fin de partie volontairement, en cherchant à bloquer l’ankh, mais cela engendre une prise de risques : pensez-vous être en bonne position pour l’emporter ? A l’inverse, si vous vous sentez en difficulté, vous aurez tendance à prendre des tuiles qui vous ouvrir les directions à l’ankh, pour prolonger l’affrontement.

Or, lorsque Sobek se termine, les joueurs doivent encore rendre des comptes… au dieu crocodile ! Vous êtes-vous salis les mains pour vous enrichir ? On compare la corruption des joueurs et le vendeur le moins véreux obtiendra un bonus en debens, les points de victoire. On se laisse assez facilement séduire par la facilité dans Sobek 2 joueurs mais le retour de bâton est rude : ainsi, prendre une tuile ne coûte rien si elle est adjacente à l’ankh mais si vous voulez en prendre une plus éloignée, vous devrez placer toutes les tuiles intermédiaires dans votre réserve de corruption. De la même manière, en fin de partie, toutes les marchandises que vous ne pouvez pas écouler viennent dans cette pile. Déclencher la fin du jeu peut donc se révéler payant ou très dangereux.
Il y a beaucoup de finesse dans cette version deux joueurs de Sobek et on sent toute l’expérience des deux auteurs dans cette configuration exigeante. Le jeu est rapide, fluide, mais retors car vous devez garder en tête les séquelles possibles de chaque action, mais aussi les renversements liés aux tuiles personnages. Vous jonglerez entre les différentes marchandises, qui ne se valent pas, tout en essayant de prendre en compte les inconnus comme les effets des pirogues en début de partie ou la valeur des debens. On a finalement l’impression d’avoir beaucoup de choses à gérer et à penser, mais ce qui est formidable dans Sobek 2 joueurs, c’est qu’il se laisse vite apprivoiser. On pourrait se dire qu’un joueur expérimenté aura toujours l’ascendant sur un néophyte mais ce n’est vrai que pour quelques parties car le débutant apprend vite de ses erreurs. On prend rapidement beaucoup de plaisir à s’affronter !
Conclusion
J’ai déjà fait à ce jour près d’une cinquantaine de parties de Sobek 2 joueurs : c’est dire combien je l’aime et combien il est addictif ! Le travail éditorial est remarquable, les illustrations magnifiques et la mécanique, à la fois simple et profonde, vous donne envie de rejouer encore et encore. Un vrai coup de cœur !
Par Osiris et par Apis : voyage en Egypte Antique sur la felouque Catch Up Games
Parcours spirituel sur les traces des Egyptiens
Les dieux et déesses de l’Ancienne Égypte planent sur le triptyque ludique de Catch Up Games. On ne s’en étonnera pas car la mythologie égyptienne et leurs croyances sur la vie après la mort fascinent : chacun d’entre nous a en tête les sarcophages de souverains momifiés, les chambres funéraires ornées de fresques accompagnant le défunt dans son voyage mortuaire et les pyramides, lieux grandioses de sépulture mais aussi palais offerts à l’existence immortelle des rois.

Les divinités s’invitent dans les illustrations de notre trilogie. Sobek, le dieu crocodile, non content de donner son nom au jeu de Bruno Cathala et Sébastien Pauchon, s’affiche sur la couverture, dans la boîte, et sur des tuiles de statues à son effigie. Même si l’humour domine dans les traits de Naïade, il reprend les codes de représentations de ce dieu de la fertilité, en le coiffant notamment du disque solaire. La procession des personnages qui se succèdent auprès de lui, les bras lourds de marchandises, rappelle les offrandes faites par les Egyptiens au dieu dans l’espoir qu’il leur accorde une crue favorable. L’illustrateur de Sobek 2 joueurs concilie même la légèreté et l’histoire autour du dieu en jouant avec les hiéroglyphes : ainsi, le verso des tuiles représente un cartouche, dans lequel on avait coutume d’inscrire le nom de souverains. Trois hiéroglyphes sont inscrits, qui correspondent phonétiquement aux sons [s], [b] et [k] soit… les trois consonnes de Sobek !



On les retrouve également dans Fertility puisque les joueurs peuvent marquer des points en collectionnant des statues de dieu. Les divinités sont représentées de manière schématique, de profil, évidemment, mais on reconnait bien plusieurs membres du panthéon égyptien parmi lesquelles on peut citer le dieu ibis Thot, la déesse chat Bastet, le dieu bélier Khnoum ou encore la divinité du Mal, Seth.
Mais c’est dans Pharaon que les représentations des dieux sont le plus abouties puisqu’ils apparaissent aux lisières des quartiers, mis en scène sur des piédestaux. Christine Alcouffe nous propose sa version des dieux Osiris, Isis, Horus, Anubis et Bastet, mais celle-ci est très proche de celle qu’on a effectivement pu retrouver sur les murs des bâtiments égyptiens. Le souverain des dieux, tué par son frère Seth puis ressuscité, apparaît coiffé traditionnellement de l’atef, et recouvert de bandelettes de momification. Sa compagne Isis porte sur sa tête, comme souvent, le sigle hiéroglyphique du symbole royal. L’illustratrice a opté pour la représentation la plus courante de la déesse, anthropomorphe, la poitrine dénudée comme pour toutes les divinités féminines d’Égypte. A l’inverse, elle montre la forme hybride d’Horus par exemple, tout en le couronnant du pschent, la double couronne de la Haute et Basse Égypte, puisqu’il incarne le pouvoir du pharaon. Il prend place dans le quartier funéraire, ce qui est totalement cohérent avec l’image de l’œil d’Horus qui renvoie à la Lune, symbole de la Renaissance puisqu’elle disparaît pour mieux réapparaître.


Au-delà des dieux eux-mêmes, c’est le rapport des Hommes avec la mort qui est montré dans Pharaon puisque le joueur doit préparer sa vie post-mortem. La vie et la renaissance sont des motifs récurrents qui sont placés sur le plateau discrètement, au moyen d’objets tels la fleur de lotus du quartier des offrandes mais aussi et surtout l’ankh, la croix de vie égyptienne, qui se glisse partout dans les esquisses ou les images colorées de Christine Alcouffe. Dans Sobek 2 joueurs, l’ankh est l’élément central, celui qui va porter toute la mécanique et imposer la direction.
Pour la gloire de Pharaon !
Le souverain d’Égypte, élu des dieux, vous donnera la mission de gérer une métropole dans Fertility. Il est aussi indirectement présent, à travers l’image de la pyramide qui reste toujours liée au pouvoir royal : on la retrouve aussi sur l’illustration de Naïade pour Sobek 2 joueurs.

Le jeu de Sylas et Henri Pym n’usurpe pas son titre : Pharaon est partout dans le jeu du même nom. Celui-ci intègre tout d’abord un jeton à son effigie, qui rappelle le masque d’or de Toutankhamon : le maître de l’Egypte porte son Némès ainsi que sa barbiche postiche, attributs qu’il est le seul humain à pouvoir arborer. Dans le quartier funéraire, le pharaon défunt a d’ailleurs sa barbiche recourbée, conformément à la tradition iconographique. Les cartes nobles évoquent par ailleurs la représentation des reines d’Égypte, couronnées du vautour à tête dressée.


Néanmoins, Christine Alcouffe ne s’est pas arrêtée là et est allée jusque dans les détails. Je parlais plus haut des hiéroglyphes repris par Naïade par facétie. Ils sont nombreux sur le plateau de Pharaon et on s’aperçoit que l’illustratrice a repris des fragments entiers d’inscription. On peut même reconnaître dans les cartouches du quartier des nobles la titulature de Ramsès II ! D’autre part, elle s’est inspirée de fresques historiques pour ses dessins puisque la zone des offrandes est une reproduction d’une stèle en calcaire retrouvée au temple d’Aton. On y voit Akhenaton et sa femme Nefertiti en pleine cérémonie d’offrandes au disque solaire. Les deux scènes sont identiques, et je suis admirative de la manière dont l’illustratrice s’est appropriée le document d’origine pour l’intégrer à l’ensemble, le parant de couleurs en harmonie avec le reste des images.


Enfin, on remarquera que la variante solo de Pharaon convainc par son lien avec l’Histoire. Les auteurs nous proposent de lutter contre un traître qui veut renverser Pharaon. Le souvenir de Ramsès III ou encore d’Amenemhat Ier, morts assassinés par des conspirateurs, est ravivé.
Au coeur de la métropole
Les jeux édités par Catch Up Games nous font entrevoir une partie de l’organisation sociale et urbaine des villes égyptiennes. Dans Pharaon, l’organisation en quartiers relève plutôt du symbole, même si des séparations existaient en pratique : il va de soi que le mausolée était éloigné du reste des habitations ; on peut aussi comprendre qu’il existait une activité spécifique autour du Nil et imaginer que les Nobles ne se mêlaient pas aux populations plus modestes. Toutefois, le livret de règles participe plus spécifiquement à la thématisation en nommant l’ensemble des cartes nobles incluses dans le jeu et en renvoyant ainsi à différents rôles dans la société de l’Egypte Antique. Les personnages nommés ont un fondement historique, qu’il s’agisse du vizir, qui était le premier magistrat de Pharaon, chargé de la justice, du trésorier, des medjaï qui constituaient le corps armé ou encore du chef des greniers. On explore ainsi différents domaines de la société, militaire, judiciaire, agricole, religieux, administratif et financier, architectural. Cela n’impacte pas directement le jeu mais on apprécie le souci du détail et la gratuité des informations.

Dans Fertility, en revanche, l’organisation de la métropole est au centre du jeu. On vous met dans la peau d’un « nomarque », c’est-à-dire d’un gouverneur d’une des provinces d’Égypte appelées « nomes ». Le vocabulaire employé permet de s’immerger dans la réalité historique puisque malgré la forte centralisation du pouvoir, l’étendue des terres égyptiennes oblige Pharaon à déléguer et les nomes de Haute Egypte par exemple resteront fixes de l’Ancien Empire jusqu’à l’époque ptolémaïque, soit pendant plus de 2500 ans. Or, même si le résumé insiste sur la métropole, on voit bien, y compris dans le jeu lui-même, que le Nomarque doit gérer tout un territoire, et pas seulement l’espace urbain. Fertility vous pousse à cultiver dans le désert égyptien, nous rappelant que la richesse de l’Egypte Antique vient de son agriculture. 90% de la société égyptienne est ainsi paysanne. D’autre part, chaque nome comportait au moins un temple, ce qui est représenté par les monuments du jeu.

Enfin, Fertility montre l’organisation de la ville en quartier et ceux-ci correspondent à des boutiques. On a là une première entorse à l’Histoire, puisque le commerce de l’ancienne Égypte était presqu’entièrement extérieur et les magasins n’avaient pas lieu d’être, tous les vivres étant envoyés à la capitale avant d’être redistribués aux foyers par les fonctionnaires royaux – il en va d’ailleurs de même pour le marché de Sobek 2 joueurs. Toutefois, il est admis que les villes s’organisaient en quartiers et que la ségrégation s’opérait souvent par corps de métier, ce qui pourrait éventuellement être rattaché dans Fertility aux différentes natures de boutiques.
Une Egypte riche et pacifiée
Le Nil fertilise les terres et fait de l’Egypte une terre prospère ce qui explique le développement impressionnant de sa civilisation avant l’hellénisation. Le royaume n’était pas à l’abri de la famine en cas de sécheresse mais le stockage dans les greniers, bien montré dans Fertility qui fait du blé, une denrée toute particulière qui peut être conservée contrairement à d’autres, assure souvent la subsistance et même plus encore. L’Egypte produit des céréales, du papyrus, du bétail ou encore du raisin. Plusieurs bas-reliefs nous renseignent sur ces exploitations agricoles et ces ressources sont justement représentées dans le jeu de Cyrille Leroy. Si la monnaie n’était pas nécessaire dans un premier temps car les Egyptiens pratiquaient le troc, elle le devint pour exporter les produits. Le deben, unité de poids et de valeur, servait aux échanges internationaux, et c’est cette monnaie qui constitue les points de victoire dans Sobek 2 joueurs comme dans Fertility : le but est de s’enrichir, ou plutôt d’enrichir le pays car si Sobek laisse entendre que vous en tirerez des profits individuels, c’était rarement le cas car les marchands étaient envoyés par le pouvoir en place.


Ces relations commerciales extérieures permirent à l’Egypte de s’approvisionner en marchandises précieuses : l’ivoire et l’ébène de Sobek 2 joueurs n’étaient ainsi pas produits en Egypte mais venaient du commerce avec les nations voisines. Leur rareté est corrélée avec leur valeur dans le jeu puisque ce sont les ressources – avec le marbre dont certaines variétés étaient extraites des carrières égyptiennes – les plus lucratives.
Toutefois, on aurait tort de réduire les échanges des Egyptiens avec l’extérieur à un commerce avantageux pour les deux partis. L’extension « Conflits » de Pharaon rappelle à juste titre les tensions qui existaient avec les peuples voisins. L’image du souverain terrassant ses ennemis depuis son char, que Christine Alcouffe exploite au dos des cartes rouges, est un topos iconographique qui doit être mis en relation avec une idéologie guerrière royale. L’Egypte est en paix parce qu’elle écrase les envieux. Voilà du moins la version officielle mais les études archéologiques et historiques ont parfois montré le contraire. Si le bas-relief du temple d’Abou-Simbel présente Ramsès II victorieux à la bataille de Qanesh, il semblerait bien que le conflit ait plutôt été favorable aux Hittites qui obtinrent des territoires stratégiques après la guerre…


De l’Egypte historique à l’Egypte fantasmée
J’ai surtout insisté dans les lignes précédentes sur le réalisme des jeux de Catch Up dans le traitement thématique et notamment sur le respect des données historiques. Pour autant, s’éloigner de l’Histoire revient-il à trahir le thème choisi ?
Sobek 2 joueurs fait d’autres choix dans l’exploitation du thème, celui de l’humour et de la légèreté mais aussi celui de jouer sur l’imaginaire collectif sur l’Egypte. Qui peut se targuer, à moins d’être égyptologue ou féru d’histoire, de connaître sur le bout des doigts les caractéristiques de l’ensemble des dynasties égyptiennes ? On a souvent une image floue de l’Egypte Antique, qui mélange fréquemment l’ancienne Egypte, l’Egypte grecque des Ptolémées et de Cléopâtre et l’Egypte romaine.

Dans Sobek 2 joueurs, on refuse le réalisme pour proposer une vision syncrétique joyeuse et un peu folle. Les modifications sont parfois modestes et ne choqueront pas le non-initié : le grand prêtre et la grande prêtresse portent notamment le sceptre Héqa, normalement réservé au souverain dans l’exercice de rituels religieux. Plusieurs personnages se coiffent du Némès des Pharaons ou de leur barbe postiche. Néanmoins, ce choix permet immédiatement d’invoquer auprès du joueur des extraits de bandes-dessinées ou de péplums puisque le genre a fait du costume du pharaon un code appliqué assez généralement aux Egyptiens de tout poil. L’illustrateur s’amuse aussi en réinvestissant d’autres références : on peine à imaginer le magistrat du roi derrière le vizir tant celui-ci rumine d’un air méchant, faisant surgir dans nos esprits d’autres vizirs, pas du tout égyptiens. On pensera à Iznogoud ou encore au Jafar de Disney avec son sceptre en forme de cobra – alors que les vizirs de Pharaon avaient pour attribut le bâton Aba.
Conclusion

Les jeux de Catch Up Games avaient déjà leur propre identité visuelle et mécanique et on retrouve totalement leur caractère dans le traitement du thème. Le familial Fertility s’appuie sur l’Histoire de l’Egypte mais s’en écarte parfois pour construire l’image d’un pays prospère au commerce intérieur florissant. Le sérieux Pharaon, quant à lui, impressionne par le souci du détail et les recherches menées par les auteurs et l’illustratrice. Enfin, le taquin Sobek 2 joueurs l’est encore dans la thématisation, teintée d’espièglerie. L’éditeur lyonnais nous prouve que les créateurs osent se réinventer autour d’un même sujet et se montrer ludiques y compris dans les histoires qu’ils nous racontent. Je suis persuadée qu’il leur en reste bien d’autres à écrire et à jouer…
Sources et sites consultés pour cet article (clic !)
Site de l’éditeur Catch Up Games : http://www.catchupgames.com/
Pour l’étude thématique, je vous renvoie aux nombreuses pages wikipedia sur l’Egypte mais voici aussi quelques liens qui m’ont été plus spécifiquement utiles :
https://www.passion-egyptienne.fr/titulature.htm
http://papyrus-egyptien.blogspot.com/2007/06/offrande-au-dieu-aton.html
https://www.museedelhistoire.ca/ (section Egypte)
https://pharaonique.com/blogs/mythologie-egyptienne/le-commerce-en-egypte-antique
http://jfbradu.free.fr/egypte/
Si Pharaon était déjà dans ma ludothèque, l’équipe de Catch Up a accepté de me suivre dans ce projet fou de Thém’attisé et m’a procuré un exemplaire de l’extension « Conflits », de Sobek 2 joueurs et de Fertility. Merci à eux pour leur confiance.
Je fais partie des programmes d’affiliation de Ludum et de Philibert. Si vous n’avez pas de boutique ludique près de chez vous et que vous souhaitez commander sur l’un de ces sites tout en soutenant le blog, vous pouvez cliquer sur ces images pour y accéder :